5 Juillet 2015
« Si on me donne un million d'euros en espèces pour refaire le même parcours, je refuse tout de suite. Je me rappelle très bien du chemin. Je ne souhaite à personne de vivre cela. Ce qui m'est arrivé, c'est beau et frustrant à la fois. » - (Photo cor., Florian Delage)
Ahmat a fui la guerre et rejoint Poitiers par hasard. Ce Franco-Tchadien a forcé le destin, il est aujourd’hui un homme heureux et un athlète reconnu.
Il y a des choses qu'il tait, parce que « trop violentes à raconter ». Ahmat Abdou Daoud en a pris plein la vue, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Côté pile, un homme et un athlète épanoui à l'approche de la trentaine, qui se plaît dans sa vie à deux à Poitiers, a trouvé récemment un CDD à La Poste, en attendant plus de stabilité.
Côté face, un garçon que la vie n'a pas épargné. Survivant de la guerre, du désert et des mers, immigré clandestin plusieurs fois passé tout près de la mort.
A cet enfant du fin fond du Tchad, issu d'une famille nomade, on n'a rien donné. Lui, a provoqué son destin au péril de sa vie. « Partir de chez moi à 13 ans, ce n'était pas ma décision, ni celle de mes parents. C'était juste obligatoire, autrement j'aurais été récupéré dans une filière d'enfants-soldats. »
La France pour la mode
On est à cheval entre deux siècles, dans un monde déjà hyper-connecté, que l'adolescent n'a jamais côtoyé. Ici, au beau milieu de nulle part, pas d'école, encore moins de loisirs. Le calme plat, jusqu'à la résurgence du conflit au Darfour. Certaines ethnies sont ciblées, celle d'Ahmat en fait partie. Alors ? Alors la fuite, seul, à 13 ans. 2.000 km dans le désert, des routes jonchées de cadavres. Cette partie-là, le jeune homme veut l'écourter. « J'arrive de loin », se contente-t-il de dire.
La Lybie, ensuite. Deux ans sous le régime sec de Kadhafi. A survivre, toujours. A travailler dans des jardins, parfois, pour mettre un peu de côté et envisager un départ. La destination ? Ahmat n'en a pas la moindre idée, parce qu'il ne connaît aucune des opportunités. « Là où j'ai passé mon enfance, le mode de vie est équivalent au Moyen âge. Quand j'y vais et que je reviens en France, j'ai l'impression de faire une énorme marche arrière. »
Comme toujours, le destin choisira. A la télé, Ahmat tombe sur des hommes tirés à quatre épingles. Et la mode, ça fait rêver l'ado. « Un copain m'a dit que c'était des diplomates français. Quand j'ai vu leur joli costume, ça a fait tilt. Mon voyage devait m'emmener en France. »
" Avec beaucoup de défaites, on peut réussir "
La suite ? Une embarcation de fortune pour Marseille, un train pour la capitale. « Pour éviter les problèmes à Paris, j'ai sauté dans le premier TGV, c'était direction Bordeaux. Le contrôleur m'a montré un plan pour savoir où il devait me faire sortir. J'ai mis mon doigt au hasard, c'était Poitiers. »
L'histoire ne tient qu'à un tout petit fil. Un soir d'hiver et « de grand froid », un chauffeur de la maraude repère Ahmat à un arrêt de bus. Ne comprend qu'un mot qui lui suffit : « Tchad ». Derrière, cinq années au foyer de l'Enfance, une deuxième vie qui commence. Ahmat rit quand il évoque ses 17 premiers printemps sans médicament ni rendez-vous médical, balayés subitement par un check-up complet au CHU.
Changement radical de décor. Chaque journée, chaque image est une découverte. « Les lettres A, B, C, je ne savais pas ce que c'était. La victoire lors de la Coupe du monde 1998, je ne connaissais pas, puisque je ne savais même pas que la France était un pays. La cinquième puissance du monde, quand même ! Je n'ai pas honte de dire que je ne suis pas allé à l'école avant 17 ans. »
A l'opposé, il y a la fierté. Après la survie, la vie. Place au bonheur, aux réussites. Sans compter sur personne, Ahmat est devenu quelqu'un. Ses jambes l'ont porté vers de nombreux succès. L'ont fait voyager. « Les montagnes, la mer : je ne laisse rien passer. » Sa tête, curieuse de tout, l'a mené à un BEP Métiers de la mode et un CAP Sellier. Mais les sous ont manqué pour se frotter à la haute couture parisienne. « Et j'aurais pu travailler dans l'aéronautique, mais il fallait partir à Toulouse. J'ai tout fait pour rester. Je ne sais pas ce que m'a fait cette région… »
Dans tout ça, la course à pied est donc son terrain d'expression, emprunté la première fois sur le chemin de l'école.« J'étais incapable de lire les panneaux, c'était naturel pour moi d'y aller en courant, pour pouvoir retenir le parcours. » L'éducateur du foyer repère une foulée pas comme les autres. Et pour cause : celui qui ne comprenait pas « l'intérêt de courir vite » fait aujourd'hui partie du top 30 national, sur 10 km et semi-marathon.
" Mon état d'esprit m'a permis de m'en sortir "
Faire du 19 km/h sur 21 km est réservé à une élite et demande des sacrifices. Dans le domaine, Ahmat en connaît un rayon. Il loue aujourd'hui un appartement, collé à Rebeilleau. « Je ne pensais qu'à ça : être proche d'un stade. Quand j'ai eu la médaille de bronze aux championnats de France de cross (2013), j'aurais voulu que quelqu'un de ma famille soit là. Ce jour-là, j'ai pleuré, dans un coin. »
Aujourd'hui, il sourit. « Si vous êtes triste, venez me parler, je vais prendre le temps de vous faire rire », propose-t-il à tout un chacun, escorté par son regard perçant. Car Ahmat est désormais « fier » de son itinéraire, de cette« richesse » d'être Tchadien et Français. S'est résolu à concilier sport de haut niveau et travail, « sa priorité ». Va tous les jours à La Poste plein d'envie. En courant, bien sûr. « Tout est possible. Je n'ai jamais eu de soutien, jamais eu quelqu'un pour me faire à manger, me dire " ne dors pas trop ", " va en cours ". J'aurais pu tomber dans la délinquance, les trafics. Mon état d'esprit m'a permis de m'en sortir. Chacun doit croire en son potentiel. Même avec beaucoup de défaites, on peut réussir. »
Gaëtan Briard