Makaila.fr est un site d’informations indépendant et d’actualités sur le Tchad, l’Afrique et le Monde. Il traite des sujets variés entre autres: la politique, les droits humains, les libertés, le social, l’économique,la culture etc.
15 Octobre 2018
« Comment expliquez-vous à des personnes normalement constituées que, en 2017, existe un Etat où le président vit dans un autre pays que le sien, dans un luxueux palace où il dépense des millions alors que 50% de la population dans son pays vit avec moins d’un euro par jour ?[1] » C’est en ces termes que s’interroge le journaliste camerounais Bradley Roland, se faisant le porte-voix d’une contestation du modèle de gouvernement kleptocratique, tristement diffus en Afrique centrale.
Ici, ce sont les « séjours privés » du président du Cameroun qui sont visés : ses fréquents voyages en Suisse où il se fait accompagner d’une cour d’environ 50 personnes. Gardes-du corps en costume cravate, ministres et autres courtisans se voient ainsi logés et nourris aux frais de l’Etat dans le très luxueux Hôtel Intercontinental de Genève. Selon de sérieuses estimations[2], sur un total de 36 années, les voyages genevois du Chef de l’Etat camerounais auraient coûté plus de 100 millions de francs suisses (soit environ 87,5 millions d’euros). Soit 2,5 millions d’euros par an.
Paul Biya, 85 ans, dont bientôt 36 à la magistrature suprême, est le grand favori de l’élection présidentielle qui s’est tenue le 7 octobre dernier au Cameroun. Pourtant, les signes de la décadence sont nombreux. Décadence politique d’abord : depuis longtemps, Biya se rend rarement au conseil des ministres, n’a aucun véritable programme électoral, préside un gouvernement gangrené par la corruption, est incapable d’adresser une allocution à ses concitoyens et est de facto incapable de résoudre la crise anglophone qui s’envenime depuis 2 ans. Décadence physique ensuite : lors de ces rarissimes apparitions publiques, on observe un vieillard se mouvoir et s’exprimer avec lenteur et fatigue. Enfin, sa façon de gouverner « par l’absence » est à bout de souffle.
En effet, l’inertie politique dans laquelle se trouve plongé le pays depuis 36 ans a du plomb dans l’aile : depuis 1 an, les candidats se sont employés à sensibiliser l’opinion à la chose publique. A susciter l’espoir qu’un changement est possible. A l’image du jeune candidat Cabral Libii et de son mouvement « 11 millions de citoyens » visant à encourager les Camerounais à s’inscrire sur les listes électorales. Finalement, selon l’ELECAM[3], 6 587 383 personnes étaient inscrites sur les listes électorales[4]. De nombreux jeunes, notamment, regretteront ne pas s’être inscrits à cette élection qu’ils considéraient comme étant jouée d’avance. Même s’il n’a pas atteint son pari des « 11 millions de citoyens », le candidat du parti « Univers » a réussi à réunir des foules impressionnantes de citoyens lors de ses meetings, en particulier à Douala, le poumon économique du pays. Tout comme le plus ancien candidat, Maurice Kamto, qui a lui aussi rassemblé des foules.
Autant de signaux annonçant la mort, à terme, de l’ère Biya. Mais, si le locataire du Palais d’Etoudi a été quasi physiquement absent durant la campagne électorale, l’establishment acquis à sa cause a ardemment œuvré à sa réélection : des litanies d’éloges lui ont été adressées sur les chaines publiques de la télé et de la radio ; des affiches électorales à sa gloire ont été placardées dans toutes les villes et les campagnes du pays (il était très difficile de trouver celles des autres candidats) ; des pagnes, robes, t-shirts, casquettes et autres accessoires à son effigie ont été massivement distribués gratuitement à la population (ce qui n’a pas été le cas pour les autres candidats) et, dans les zones rurales, les relais locaux du pouvoir central - très bien organisés - ont « convaincu » les villageois à voter pour le président du RDPC[5] (souvent, de toute façon, c’est le seul candidat connu dans les campagnes reculées).
Dans ces conditions, c’est un candidat affaibli mais serein que les Camerounais ont pu voir sur les écrans de la CRTV[6] le jour du vote, le 7 octobre dernier. La télévision d’Etat a couvert en direct le déplacement du convoi présidentiel : de la sortie de la résidence officielle du Chef de l’Etat jusqu’à l’école publique de Bastos à Yaoundé, dans laquelle il s’est rendu pour voter. Dès sa sortie de voiture, les journalistes de la CRTV ont commenté faits et gestes du couple présidentiel : l’heure était à la contemplation. Après avoir voté, le président-roi s’est félicité, face une foule de journalistes, de « la sérénité » avec laquelle se déroulaient les élections :
- Peu importe si tout le monde savait déjà que, à quelques heures seulement de Yaoundé, dans les deux régions anglophones du pays (Nord-Ouest et Sud-Ouest), l’écrasante majorité des électeurs inscrits ne voteraient pas en raison du climat sécuritaire explosif : les séparatistes anglophones « ambazoniens[7] » ont promis de violentes répressions contre les citoyens qui se rendraient aux urnes. Dans ces conditions, dans ces deux régions, seulement 5% des citoyens inscrits sur les listes électorales auraient eu le courage d’aller voter[8]. Mais il faut aussi souligner que le taux d’abstention record dans ces deux régions s’explique largement par la totale désillusion des populations anglophone envers un pouvoir central oppresseur et ignorant leurs droits les plus primaires (droit à une éducation en anglais, à l’anglais comme langue de l’administration, etc.).
- Peu importe si « la sérénité » invoquée par Biya ignore superbement la situation sécuritaire très volatile de la région de l’Extrême Nord qui empêche de facto à un nombre très important de Camerounais et de Camerounaises d’exercer leur droit démocratique. Au dernier recensement, l’agence onusienne pour les migrations (OIM) comptait près de 230 000 personnes déplacées internes pour la seule région de l’Extrême Nord[9]. Et pour cause : la présence dans la région du groupe armé « Boko Haram » et, en moindre mesure, les inondations[10].
- Enfin, le prétendu climat de « sérénité » invoqué par Biya le 7 octobre a été vite entaché par l’identification de nombreuses fraudes qui ont marqué cette journée électorale : bourrages d’urnes en faveur du président au pouvoir et création de nouveaux bureaux de vote dans la nuit pour contrebalancer les mauvais résultats du même candidat. Plusieurs de ces infractions ont été filmées et diffusées sur les réseaux sociaux. A titre d’exemple, la chaîne télévisée camerounaise « Canal 2 International » a filmé en direct une tentative de bourrage d’urne en faveur du candidat octogénaire. Le candidat à la présidentielle Cabral Libii note également : « dans mon adresse à la presse, j’ai égrené ces irrégularités qui sont gravissimes. Des personnes chassées du bureau de vote, tenues par le collet, violentées, (…), abandonnées à 10, à 20 kilomètres du lieu de vote. Elles s’enfuient dans la forêt et reviennent à pied dans leur logement. Elles trouvent que leur maison a été cassée, leurs effets jetés, parce qu’ils sont bannis du village sur instruction du chef de village. Et ça se fait où ? Dans la localité du Délégué général à la sureté nationale. Le même qui a entouré l’édifice où nous nous trouvons au prétexte qu’il doit me protéger. Où était-il avec ses escouades lorsqu’il fallait protéger les citoyens ? Lorsque, dans la diaspora, alors que nous avons satisfait à toutes les formalités préalables au niveau des ambassades, au niveau d’ELECAM, nos représentants sont interdits d’accès dans les bureaux de vote. Que voulez-vous que je vous dise quand, dans le Mayo-Kani[11], mes représentants sont chassés, mes bulletins sont absents du bureau de vote ? Que voulez-vous que je vous dise, lorsque, y compris dans le bureau de vote dans lequel le Président de la République a voté, le président du bureau de vote décide de faire voter 2 fois, 3 fois, tous les membres de la commission et, lorsqu’un représentant s’y oppose, la police le jette dehors ? Que voulez-vous que je vous dise ? Voilà la réalité, « la force de l’expérience[12] » de la fraude ! Mais le peuple camerounais, dans son engagement nouveau, a bravé tout cela ! Et lorsque nous aurons finis d’éplucher, relever et recouper les informations qui nous parviennent, vous verrez vous-même que le peuple s’est mis au-dessus de tout cela et a tranché le débat ! [13]».
Afin de tenter de conjurer le mauvais sort qui frappe le Cameroun depuis 36 ans, un autre candidat, celui du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), Maurice Kamto, a convoqué la presse le 8 octobre, le lendemain de l’élection, et a annoncé : « J’ai reçu la mission de tirer le pénalty, le but a été marqué. » La réaction musclée à cette référence indirecte et effrontée à une possible victoire de Kamto ne s’est pas fait attendre. Le lendemain, mardi 9 octobre, l’« Observatoire du développement sociétal » adressait une plainte au commissaire du gouvernement près le Tribunal militaire de Yaoundé au motif stalinien « d’incitation à l’insurrection ».
Selon des voix officieuses d’ELECAM relayées par la presse[14], le président au pouvoir obtiendrait plus de 70% des voix. Le Dinosaure serait donc réélu et briguerait un septième mandat présidentiel qui le conduirait au pouvoir jusqu’à 92 ans. Selon Alice Nkom, avocate au barreau du Cameroun, « Le Président de la République est déterminé à mourir au pouvoir. C’est un projet qu’il nourrit depuis très longtemps[15] ». Dans ce sombre tableau, une lueur d’espoir se dessine pourtant : l’opposition démocratique sortira renforcée de ces élections, qu’elle qu’en soit l’issue. Alors, le déclin annoncé de Paul Biya ne fera que s’accentuer, tout comme sa peur de la mort qui le fait s’accrocher désespérément à son trône effrité[16].
David N.
A Yaoundé, le 15 octobre 2018
[1] Bradley Roland dans le reportage : « Temps présents - Genève, Paradis des dictateurs » (YouTube, minute 12’).
[2] Voir le reportage : « Temps présents - Genève, Paradis des dictateurs » (YouTube, minute 8’12’’).
[3] L’Elecam est la Direction générale des élections au Cameroun, en charge de l’organisation des élections et du dépouillement des suffrages
[4] Voir le communiqué de presse provisoire de l’ELECAM : http://www.cameroon-info.net/article/cameroun-paul-biya-en-tete-voici-les-resultats-probables-de-lelection-presidentielle-du-07-329601.html
[5] Le Rassemblement démocratique du peuple camerounais est le parti au pouvoir.
[6] La Cameroon Radio Television est l’organisme public camerounais de radio-télévision.
[7] Dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest sévit, depuis 2 ans, une crise socio-politique oppose les séparatistes aux forces de l’ordre.
[8] Selon les estimations de l’International Crisis Group.
[9] OIM, DTM, Dashboard #14, 13-26 juin 2018.
[11] Le Mayo-Kani est l’un des six départements de la région de l’Extrême-Nord
[12] « La Force de l’Expérience » est le slogan électoral de Paul Biya.
[13] Interview YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=vEUw3tZBAn4&t=4s&frags=pl%2Cwn
[14] http://www.cameroon-info.net/article/cameroun-paul-biya-en-tete-voici-les-resultats-probables-de-lelection-presidentielle-du-07-329601.html
[16] Lire la tribune dans le Monde Afrique : « Le chef de l’Etat a peur de la mort, c’est pour ça qu’il s’accroche » par Michel Tagne Foko : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/08/08/cameroun-le-chef-de-l-etat-a-peur-de-la-mort-c-est-pour-ca-qu-il-s-accroche_5340496_3212.html