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16 Novembre 2008
Darfour
Dressés pour tuer… Dans les maquis du
Darfour, au sein des guérilleros Abdul Wahid Al-Nour, des enfants sont entraînés à torturer et à tuer, à mutiler et à tuer… Mais qui sont-ils, ces enfants qu’on arme pour réaliser le rêve d’une
renaissance soudanaise ?
Un auvent de bois caché par le treillage des filets de camouflage. Des kalachnikovs soigneusement suspendus. Suant dans la chaleur et la poussière, une cinquantaine d’enfants de 9 à 15 ans sont soumis, depuis une heure, à un entraînement militaire sophistiqué. On court, on fait des pompes, on rampe, on grimpe. Un gamin, s’écroule, épuisé.
Un homme se jette sur lui, enfonce le pied dans son ventre et lui assène des coups de crosse.
«Cela fait mal? Dis-moi! », ricane Ishmael Awab, le commandant du camp. «Les faibles, gronde-t-il, n’ont pas leur place ici.» On lui apporte une seringue à moitié pleine qu’il plante sur la fesse droite du gamin. Quelques secondes plus tard, celui-ci s’évanouit. «Au réveil, il n’aura plus de douleurs, lâche-t-il froidement. Il sera plus fort que jamais...» Sinistre scène après les heures de route que nous venons d’effectuer depuis le Tchad. Des heures de route sous la chaleur. Une éternité de pistes chaotiques pour arriver enfin au Darfour, province insoumise et meurtrie de l'ouest du Soudan. Et surtout dans ce camp de la fraction Abdul Wahid Al-Nour où nous sommes censé faire un reportage sur les «réelles» motivations des guérilleros, pas sur les enfants soldats. Nos téléphones portables et appareils photos ont été aussitôt confisqués. On les nous rendra à la fin du reportage.
Depuis 2003, ce groupe de rebelles a plus que doublé son effectif, passant de 165 000 à 350 000 hommes. L’objectif officiel est d’atteindre les 500 000 combattants pour riposter aux largages de bombes et aux attaques à la roquette de l’armée régulière, mais aussi pour mater les janjawids, ces «diables cavaliers» que Omar el Béchir, le président soudanais, arme, entraîne et finance. Et pour y parvenir, il faut enrôler des enfants, quel que soit leur âge. Recrutés de force, battus, drogués, des enfants entre 9 et 15 ans sont dressés à torturer, à mutiler et à tuer. Selon la représentation de l’Unicef au Soudan, entre 8 500 et 10 000 combattraient aujourd’hui au sein de la seule fraction Abdul Wahid Al Nour.
«Ce sont nos courageuses jeunes pousses, vante le commandant. Ils ne connaissent pas la peur, et s’ils sont coincés dans une bataille, ils tirent jusqu’à la dernière balle.» Etrange guérillero, cet Ishmael Awab. Un personnage austère, réputé cruel. La veille, il a tiré sur l’un des trois enfants endormis parce qu’ils n’obtempéraient pas immédiatement à l’ordre de se lever. Ces enfants étaient épuisés parce qu’ils avaient creusé des tranchées pendant toute la nuit.
Leur règle, tuer ou être tués
Mais qui sont-ils ces enfants que l’on arme pour réaliser le vieux rêve d’une renaissance soudanaise ? Comment se retrouvent-ils dans cet enfer ? Hassan avait 11 ans. L’âge où l'on entre au collège. Il vivait au sein d’une grande famille: un père malade, une mère fragile qu’il aimait. Un soir, les «diables cavaliers» sont entrés dans le village. Le père malade se traînait:
«Tu es vieux, tu dois mourir», a dit un janjawid. Le gamin l’a vu s’écrouler, exécuté d’une rafale. Sa mère s’est jetée en hurlant sur le corps de son mari: «Pourquoi?» En guise de réponse, les «diables cavaliers» l’ont abattue elle aussi. Pour survivre, Hassan a pris la fuite. Il s'est caché dans les villages incendiés, s'est trouvé des compagnons d'infortune, les a perdus. Il a marché des jours entiers, marché encore, et puis couru aussi. Les motifs ne manquaient pas. Course contre la faim, la fatigue, la peur, les mitraillettes des rebelles, les bombardiers de l’armée soudanaise.
C'est finalement dans ce camp qu'il a échoué. On l'a équipé d'un kalachnikov. Dès lors :
«Ce camp est devenu ma famille, mon fusil, mon pourvoyeur et protecteur, ma règle, tuer ou être tué et mon slogan, n’épargnez aucun ennemi». Depuis quatre ans, la mort est son métier. Et celui de Bouba aussi, un gosse de 13 ans, surnommé le «Tueur», parce qu’il sait égorger ou traîner les ennemis janjawids derrière les rochers jusqu’à ce qu’ils soient déchiquetés.
Bouba également n’a rien vu venir. C’était la nuit, il dormait. Les bruits de la cavalcade et les tirs l’ont réveillé. Puis les cris. Ceux de ses frères et soeurs, jetés dehors. Ceux de ses parents, hurlant de terreur. Puis les rafales de balle. Toute sa famille a été massacrée. Bouba n’avait que 9 ans. Trois jours de marche dans la savane, à se cacher, à se nourrir de fruits sauvages. Il n’avait qu’un but: échouer dans un camp de rebelles, apprendre à se battre, à
«se venger des janjawids et des soldats soudanais», confie Bouba. Dans ce camp dirigé par le barbare commandant Ishmael Awab, la plupart des enfants ont déjà tué. Même Njaima, 11 ans, surnommé le «Coupeur», parce que mutiler est devenu son activité quotidienne. Combien de personnes a-t-il mutilé jusqu’à la mort? Njaima compte sur ses doigts, fronce les sourcils, vérifie son résultat et confirme: «Au moins vingt ennemis. Eux, c’est sûr. Après, je ne sais plus…» Un jour, à l'entrée de Marla, à deux heures de sable et de rocaille au sud-ouest de Nyala, capitale du Sud-Darfour, la bande au commandant Awab attrape un soldat de l’armée régulière soudanaise. Hassan fait appeler le Coupeur, qui lui tranche tous les doigts des deux mains. «Pas facile.
On a utilisé une tenaille pour couper.»
Njaima mime l’opération: «Comme ça...» Le soldat mutilé rampe sur le sol, implore: Hassan l’achève. La plupart de ces enfants étaient pourtant des fils de paysans qui ne connaissaient que leurs troupeaux de vaches. Aujourd’hui, ils savent torturer, mutiler et surtout tuer. «Ce n’est pas parce que nous enrôlons des enfants que nous sommes des criminels», tranche le commandant Ishmael Awab.
Chaque jour, ils frôlent la mort
Visite d’un autre camp de la fraction Al-Nour. Ceinturé de barbelés et de nids de kalachnikovs, ce camp est camouflé entre les arbres et les rochers du djebel Marra, le massif volcanique du Darfour. Dans desbaraquements de branchages, un groupe d’enfants cuisinent et font la lessive. D’autres portent des caisses de munitions et des armes trop lourdes, surtout la mitrailleuse qui écrase l’épaule ou tire trop fort aubout du bras. Chaque jour, on les entraîne au fusil de chasse, au fusil d’assaut et à la mitrailleuse.
«Je sais démonter une kalachnikov les yeux fermés», fait remarquer Amzat, 9 ans. On doute. Mais il mime l’opération avec des
gestes sûrs, sans erreur. Comment pouvait-il en être autrement ? Chaque après-midi, Amzat et ses copains reçoivent un cours d’assemblage de l’AK-58, dernière version de la kalachnikov, et on les
initie à la pratique intensive du tir. «Nous, on vise des cibles, raconte le gamin. Les adultes, eux, s’entraînent à tirer sur nous, à 40 mètres.» Avec des balles réelles ? On n’en saura
pas plus. Ahmed Moussa, le commandant du camp, approche. Originaire d’Aweil, le petit Amzat, est enrôlé depuis deux ans.
confie-t-il, alors
on m’a emmené ici.» Pour se nourrir, les enfants de cette zone entretiennent un potager. Une source coule à deux pas. Une fois par semaine, un service logistique leur livre riz, viande,
cigarettes, piles, etc. Pour l’actualité, un petit poste de radio permet au groupe de rester connecté au monde extérieur, grâce notamment à la BBC. Régulièrement, les enfants soldats débattent de
thèmes politiques et sociaux selon un ordre du jour fixé à l’avance. «C’est une façon de continuer à nous instruire», observe Samir, 14 ans, venu de Wau. Un jour, on lui a demandé
d’égorger deux janjawids, agenouillés, tête basse, pieds et mains attachés. «Je les ai décapités à coups de machette, comme ils l’avaient fait à toute ma famille». Son rêve : renverser
le régime de Khartoum. Le maquis, lieu finalement le plus sûr pour des enfants dans une province détruite? «Ici, ils peuvent manger et être protégés, ils peuvent trouver un substitut à leur
besoin d’affection et d’autorité paternelle », assure le commandant Ahmed Moussa avec une pointe d’ironie.
Une ascension éreintante d’une demi-heure sur une pente abrupte et voici un autre camp où nous passons la nuit. Au pied de rochers dont les formes imposantes se devinent derrière la tente principale, des enfants soldats regardent, fascinés, l’écran d’une improbable télévision. Les visages des gamins se dessinent dans la lumière changeante des images qui défilent, fréquemment interrompues par les «hoquets» d’une transmission hasardeuse. 5 heures du matin. Un groupe d’enfants est déjà rassemblé devant le commandant du camp.
Parmi eux, quelques uns doivent chercher du bois. De quoi ravitailler chaque jour le poêle dédié au thé traditionnel. Petit déjeuner. Le commandant nous rejoint. Un jeune homme de 25 ans environ, le visage fermé, dur, avec une jambe qui traîne derrière lui lorsqu’il se déplace.
«Mes parents ont été tous tués,
«J’ai été blessé dans un accrochage avec l’armée». Né à Gogrial, Rahmane Malong a rejoint la fraction Al-Nour à l’âge de 13 ans. «Chaque jour, nous frôlons la mort, dit-il. Mais si nous ne luttons pas pour le peuple soudanais, qui le fera ?» Sous un arbre, une dizaine d’enfants en rang, kalachnikovs en bandoulière, entonne un chant militaire. Mohamed, 14 ans, doit se tenir plus solidement que les autres. Il ne lui reste qu’un seul pied. «L’autre a été emporté par une bombe», confie-t-il avec fierté. A quand l’espoir de voir rompre définitivement la politique d’enrôlement des enfants dans les maquis du Darfour ? Déjà en 2000, l’Unicef a réussi à arracher des groupes rebelles de cette province près de 4 500 enfants soldats. «Plus le conflit soudanais se prolongera, plus des enfants continueront d’être enrôlés de force, explique Edwards Pierce, du Comité international de la Croix-Rouge au Darfour. Ces enfants coûtent moins chers et sont plus malléables que les adultes, plus faciles à conditionner pour obéir aveuglément et pour tuer.» Depuis leur naissance, Mohamed, Hassan, Bouba, Njaima et les autres ne connaissent que la violence. Et, tant que le Darfour demeurera une terre d’affrontements, ces enfants n’auront pas d’autres perspectives