Makaila.fr est un site d’informations indépendant et d’actualités sur le Tchad, l’Afrique et le Monde. Il traite des sujets variés entre autres: la politique, les droits humains, les libertés, le social, l’économique,la culture etc.
21 Août 2011
Sur le front Ouest, les rebelles berbères descendus de leurs montagnes avancent inexorablement. Au mois de juillet, nos reporters Alfred de Montesquiou et Alvaro Canovas ont accompagné leur marche en avant vers Tripoli et Zawiya. Zawiya, située à 40 kilomètres à l'ouest de la capitale, vient de tomber aux mains des adversaires du colonel Khadafi et la capitale fait face à des affrontements armés.
Les roquettes fendent l’air en silence. Elles arrivent presque toujours par surprise. Quand les rebelles perçoivent à distance le chuintement sourd du missile qui s’approche, il leur reste quelques secondes pour se jeter au sol, face contre terre, mains sur la nuque, en se tassant pour se faire plus petits, comme pour offrir le moins de chair possible au danger aveugle du shrapnell. L’explosion soulève des nuages de fumée noire et de poussière blanche, mais ce sont surtout les éclats qui sont dangereux. Ils filent tout autour en bourdonnant comme des frelons. D’autres retombent du ciel encore quelques secondes plus tard avec un tintement métallique, comme de grosses gouttes de pluie sur une tôle ondulée. « La roquette, il ne faut vraiment pas avoir de chance pour se la prendre, affirme Sefaks Ftiss entre deux explosions. Mais le shrapnell, ça fait des blessures épouvantables ». Étudiant en 4e année de médecine, Sefaks parcourt le front de l’Ouest libyen sans fusil, avec sa trousse de premiers soins. Tous les jours ou presque, il extirpe du ventre, des jambes ou du dos des rebelles ces éclats d’acier distordus par l’explosion qui déchirent la peau et se logent dans les entrailles.
Ça bombarde dru sur les premières ligne de Djebel Nefoussa. Installés dans une vaste carrière de marbre à flanc de montagne, les rebelles harcèlent les troupes de Kadhafi en contrebas, barricadés dans l’usine de transformation de la pierre. « Ils ont la supériorité des armes, mais on a la supériorité du terrain » résume Sefaks, qui doit pourtant courir plié en deux pour éviter les balles qui sifflent dès qu’on se lance à découvert entre deux avant-postes. En aval, les forces de Kadhafi ont pour ordre de bloquer la poussée de l’insurrection à n’importe quel prix. C’est que les rebelles de l’Ouest libyen semblent avancer inexorablement vers Tripoli qu’ils sont en passe d’assiéger. De leur piton rocheux de Bir Gahnem, ils rejoignent les insurgés de Zawiya qui luttent pour le contrôle de cette grande ville côtière. De l’autre côté des derniers contreforts du Djebel Nefoussa, un vaste plateau de montagnes arides qui s’étend de la frontière tunisienne presque jusqu’aux abords de Tripoli, les colonnes rebelles ont parvenu à saisir Garhyane, après des semaines d’escarmouches. Nefoussa, c’est le refuge des tribus berbères de Libye, un bastion de la résistance contre Mussolini du temps de la colonisation italienne. Ces irréductibles furent encore parmi les premiers à se soulever contre Moammar Kadhafi dès le début de février dernier.
Presque sans armes – le dictateur se méfiait d’eux depuis longtemps – les berbères ont tenu seuls pendant des semaines contre l’assaut des phalanges d’élite du régime. On les a longtemps cru perdus, massacrés loin des caméras pendant que l’attention du monde se focalisait sur Benghazi, la grande ville de l’Est libyen où commencèrent les frappes aériennes de l’Otan. Mais ils ont dressé les routes de barricades, défendant leurs montagnes avec de vieux fusils de chasse. Dans ces paysages spectaculaires de canyons et d’éperons rocheux, ils se sont fortifiés sur les crêtes, en faisant dévaler de grosses pierres et des pneus enflammés sur leurs assaillants. « Comme les accès sont très pentus, on a aussi mis de l’huile sur les routes pour que les chars ne puissent pas grimper » explique Sefaks, 23 ans. Avec sa mine rondouillarde, ses habits de marque et son excellent anglais, il n’a guère l’allure d’un maquisard du djebel. En fait, comme beaucoup d’autres, il habitait en ville jusqu’au soulèvement, et a hésité avant de prendre le chemin de la révolte. Puis, lors d’une manifestation en plein Tripoli, il a vu son cousin venu en vacances d’Amérique se faire exécuter par des policiers. « On a compris qu’on n’avait pas d’autre choix que les armes » assène son ami Mazigh Madghis, ingénieur en hydrocarbure qui a fait des semaines de prison cet hiver, pour le simple fait d’avoir parlé berbère en public.
Interdit depuis des lustres, l’étendard bleu jaune vert du mouvement Amazigh flotte maintenant sur le djebel comme dans le reste de « l’arc berbère » qui traverse les montagnes d’Afrique du nord, jusque la Kabylie puis l’Atlas marocain. Sur l’éperon de Bir Gahnem, il domine à présent la plaine de Tripoli. « Encore un peu et Kadhafi sera encerclé, s’enthousiasme Sefaks. On sent déjà le vent de la mer » ! Car les rebelles ont tant progressé que la capitale n’est plus qu’à 40 kilomètres. Si sur la côte l’armée tient encore la raffinerie pétrolière de Zawiya, l’essentiel de la ville est aux mains des rebelles. S’ils parviennent à tenir la grand route qui mène à la Tunisie, Tripoli sera presque entièrement encerclée. Les opposants viennent d’ailleurs en nombre de la capitale, passant les lignes de nuit pour se joindre à la « Brigade de Tripoli ». Ils devront bientôt renforcer les quelques 3000 combattants dont dispose la rébellion à travers le djebel. Suffisamment nombreux pour se battre par roulements : six jours à l’arrière, deux au front. Pour se donner du courage, les rebelles aux premières lignes se redressent pour proclamer « Allah akhbar », Dieu est grand, quand une salve de roquettes a frappé trop près d’eux. Les hommes d’une position entament le chant, qui se répand de poste en poste le long de la ligne. En quelques instants, c’est toute la falaise qui résonne : on découvre que la sierra fourmille de guerriers berbères prêts à déferler sur les approches de Tripoli.
Leurs chefs sont nettement plus hésitants. « Kadhafi ne peut plus reculer, donc pour nous la moindre avancée est devenue très difficile » explique ainsi le colonel Joumha Indakem au quartier général rebelle, l’ancien bureau du recteur de l’université dans la grande ville de Zintane. Comme tous les autres commandants, le colonel Joumha est un transfuge de l’armée régulière. Très organisés, voire tatillons, ces officiers se sont répartis avec quelques notables les tâches d’un véritable gouvernement parallèle. Joumha, par exemple, est porte-parole des rebelles parce qu’il parle couramment anglais, et russe. Ce pilote de chasse, qui a combattu les Français au Tchad pendant les rêves de conquête de Kadhafi dans les années 80, était instructeur sur Mig 25 jusqu’au début de l’insurrection. Il a vu débarquer sur la base militaire de Mitiga, en banlieue de Tripoli, des avions entiers de mercenaires et même, affirme-t-il, des unités de parachutistes algériens. « Dès le début, c’était clair que Kadhafi serait prêt à faire la guerre contre tout son peuple ».
Malgré l’avancée des rebelles, Joumha fulmine. Les kadhafistes ont posé des milliers de mines le long des approches de la capitale, que les rebelles déblayent par charrettes entières. Et, surtout, l’armée force les villageois à rester sur place. « Ça nous pose un énorme problème pour avancer, parce qu’on ne peut pas demander à nos combattants de tirer sur leurs cousins, parfois même sur leurs propres familles » explique le colonel. A l’hôpital de Zintane, des blessés confirment que Kadhafi emploie les civils comme boucliers humains pour bloquer l’offensive.
Fait prisonnier, le sergent Salah Mohamed affirme que des check points tenus par des mercenaires empêchent femmes et enfants de quitter le front. « Même nous, les soldats, ils nous tirent dessus si on recule pendant un combat » raconte Salah. Il assure parler librement. Traité pour une balle dans la jambe, il n’a pas de gardien dans sa chambre pendant notre interview. Seul un planton surveille le couloir, pour s’assurer qu’aucun parent des 100 hommes morts en ville ne vienne se venger sur les captifs blessés. Son voisin de lit est un mercenaire malien. L’histoire de Haïballah semble incarner cette spirale de misère africaine que Kadhafi a su si bien exploiter pendant des années. Touareg de la grande tribu des Ifoghas, le tout jeune homme dit être venu chercher du travail en Libye il y a 5 ans, quand le troupeau de son père fut décimé par la sécheresse. Peu après le début de la révolution, tandis qu’il travaillait comme manœuvre, des miliciens l’ont recruté contre la promesse de 500 dollars par mois, une maison, et un passeport libyen. « J’en ai jamais vu la couleur » dit-il, allongé dans sa chambre d’hôpital suffocante avec de graves blessures au ventre, à l’épaule et au pied.
Il y a 145 autres prisonniers comme Salah et Haïballah, enfermés dans une école de Zintane. Ils sont assis torses nus ou en caleçons, l’air furieux et mal nourris. La plupart sont Libyens, mais on compte aussi des mercenaires venus d’Algérie, du Ghana, du Tchad, du Niger et du Soudan, explique le chef des gardiens, Bachir Miled, en les pointant du doigt. Beaucoup ont été capturés au début du mois, quand les rebelles ont écrasé en quelques heures une contre-offensive Kadhafiste dans la bourgade de Goualich.
Des positions rebelles, on peut voir aux jumelles les blindés de Kadhafi qui se glissent dans l’ombre des maisons, pour se couvrir des frappes de l’Otan. Le capitaine Mokhtar Lakhda, qui commande les avant-postes, tente de les atteindre avec ses lance-roquettes, faits de tuyaux d’irrigation dans lesquels on insère des obus pris dans un dépôt militaire. Il garde en réserve pour la grande offensive sur la banlieue de Tripoli ses missiles sol-air à tête chercheuse SA-7, de fabrication russe. Pillés dans le même entrepôt, ils inquiètent les services de renseignement occidentaux, car ils valent jusque 50 000 dollars au marché noir international, où un groupe terroriste pourrait aussi bien les acheter pour abattre un avion de ligne. Mais le capitaine Mokhtar affirme que presque tous les SA-7 sont aux mains des rebelles. « Pas de soucis, relax, belle journée... » dit-il dans le français approximatif qu’il a appris comme guide touristique dans le désert. Retraité de l’armée, Mokhtar affirme reconnaître l’attitude de ses anciens frères d’armes, juste en face. «Je vois bien qu’ils sont démoralisés, qu’ils ménagent leurs munitions », dit-il. Mais la vingtaine de jeunes qu’il commande n’en peuvent plus d’attendre. Ils palabrent et demandent pourquoi les chefs ne déclenchent pas dès maintenant la grande offensive sur la capitale. « Patience, leur rétorque Mokhtar. Ça fait 42 ans qu’on attend pour se débarrasser du tyran, on n’est pas à quelques semaines ou même quelques mois près ».
Source: http://www.parismatch.com/Actu-Match/Monde/Actu/Kadhafi-l-etau-se-resserre-324313/