6 Février 2013
En tuant mon père, ils l’ont rendu plus grand »
Mohamed-Saleh Ibni-Oumar, fils de l’opposant disparu Ibni Oumar Mahamat Saleh
Vendredi 1° février, dans les locaux d’Amnesty International
« Idriss Deby et ses sbires commettent l’erreur de vouloir cacher les choses au lieu de nous rendre le corps de mon père pour qu’une sépulture digne lui soit donnée. Mais nous ne laisserons pas disparaître la mémoire de mon père. Il ne faut pas que le crime de l’oubli s’ajoute au crime de l’assassinat« .
Mohamed-Saleh Ibni-Oumar est un homme jeune portant un fardeau sur les épaules. Le 3 février 2008 vers 19h30, il était à Paris, préparant une thèse de doctorat en mathématiques, lorsque son père a été emmené par huit hommes revêtus de treillis de la garde présidentielle à N’Djamena. Sa famille ne l’a plus jamais revu. Un autre opposant arrêté le même jour, Ngarlejy Yorongar, affirme l’avoir vu et avoir parlé avec lui dans une prison secrète de la ville. Il pense qu’Ibni Oumar Mahamat-Saleh , qui était depuis une dizaine d’années une des principales figures de l’opposition tchadienne, a succombé à des mauvais traitement et à un manque de soins.
« Des réunions avec l’Acat et Amnesty international »
« Lorsque mon père a disparu, j’ai arrêté mon travail de thèse« , raconte Mohamed-Saleh Ibni-Oumar vendredi 1° février lors d’un entretien dans les locaux d’Amnesty international, quelques heures avant une réunion publique tenue en la mémoire de son père dans un des amphithéâtre de Sciences-Po Paris. « Il fallait que je participe à des mobilisations pour tenter de le sauver et savoir ce qu’il était devenu. Il y avait des réunions organisées par l’Action des chrétiens contre la torture, Amnesty international, des organisations tchadiennes de défense des droits de l’homme« .
« Ma mère s’est réfugiée à Orléans »
« Depuis, ma mère et deux de mes frères sont venus en France et se sont réfugiés à Orléans« ,ajoute-t-il. « Mon frère aîné vit au Luxembourg. Moi, j’ai été professeur de mathématiques en lycée et en classe préparatoire et j’ai repris ma thèse. Je suis un peu sur les traces de mon père, qui était aussi mathématicien, docteur de l’université d’Orléans. Comme je suis à Paris, je suis souvent mobilisé pour des actions de dénonciation de sa disparition« .
« Le 3 février, date de ce triste anniversaire »
« Chaque 3 février, date de ce triste anniversaire, on essaie d’organiser une commémoration », explique tristement Mohamed-Saleh Ibni-Oumar. « Pour que l’oubli ne gagne pas. Nous parlons aussi des autres disparus au Tchad, des autres victimes de la répression : Bichara Digui, Bailaou Mianbé, Abbas Koty, Dr Guetti, Laoken Bardé, Moise Ketté, Bisso Mamadou, Me Behidi, et bien des milliers d’héroïques anonymes, morts dans les caves, torturés, martyrisés, exécutés sommairement ». »
« Un prix en mathématique porte le nom de mon père »
« Un film a été réalisé sur la vie de mon père », précise-t-il. « En sa mémoire, un prix portant son nom est attribué tous les ans à un jeune mathématicien ou à une jeune mathématicienne d’Afrique Centrale ou d’Afrique de l’Ouest, par un comité scientifique internationale. Deux parlementaires, Jean-Pierre Sueur et Gaetan Gorce, nous soutiennent, ainsi que notre avocat Me William Bourdon ».
« Des jumelages entre universités tchadiennes et françaises »
« Mon père était d’abord un universitaire« , résume le fils. « Il avait fait ses études à Orléans. A son retour au Tchad, il a créé l’équivalent du Cnrs, il a été recteur, puis ministre de l’enseignement supérieur sous Hissène Habré. Il a créé des jumelages et des échanges entre universités tchadiennes et françaises.
« Un homme de savoir et un homme politique »
« Mais l’homme de savoir était aussi un homme politique« , poursuit Mohamed-Saleh Ibni-Oumar. « Il a collaboré pendant un court moment avec le président Idriss Deby. Il est passé dans l’opposition mais Deby l’a sollicité deux fois pour devenir premier ministre. C’était un intellectuel compétent et consciencieux. Un patriote laïque qui voulait dépasser le clivage nord-sud, très fort dans le pays ».
« Mon père a été aux congrès du Mans et de Dijon du PS »
« En 1993, quand le multipartisme a été reconnu, mon père a créé un parti, le parti pour les libertés et le développement. On l’appelait le parti ‘bac+3′ parce qu’on y réfléchissait beaucoup. Il tenait des réunions régulières. Il avait des liens avec l’Internationale socialiste, avec le Front patriotique ivoirien de Laurent Gbagbo et le PNDS de l’actuel président nigérien Mamadou Issoufou. Mon père a participé à de nombreux colloques de la Fondation Jean-Jaurès. Il était aux congrès du parti socialiste français à Dijon (2003) et au Mans (2005). « . »
« Il voulait incarner une troisième voie »
« Mon père dénonçait la prise ou la confiscation du pouvoir par la force« , souligne Mohamed-Saleh Ibni-Oumar. « Au Tchad, historiquement, le pouvoir se prend par les armes. Lui voulait incarner une troisième voie, entre le pouvoir et l’opposition armée. Il a animé des coalitions ou des coordinations d’opposants notamment en 2004 pour s’opposer à la révision constitutionnelle qui allait permettre au président Deby de se représenter pour la troisième fois à l’élection présidentielle. Mais il y a un grand nomadisme politique au Tchad« .
« Cinq ans d’impunité, c’est trop »
Ce vendredi après-midi, un chercheur d’Amnesty International est aux côtés de Mohamed-Saleh Ibni-Oumar. Christian Mukosa, basé à Londres et de nationalité congolaise, s’est rendu plusieurs au Tchad pour exiger le procès des responsables de la disparition d’Ibni Oumar Mahamat Saleh. »Cinq ans d’impunité et d’injustice, c’est trop » insiste-t-il d’une voix douce. « Nous continuons à faire pression pour que sa famille sache ce qu’il est devenu. L’absence d’informations et de procès est une situation déshumanisante et intenable. Ses proches ont besoin de pouvoir faire leur deuil« .
« Les écoutes des soldats français »
« Pourquoi Ibni Oumar Mahamat Saleh a-t-il été enlevé« ?, interroge Christian Makusa. « En février 2008, depuis deux jours, des rebelles avaient attaqué N’Djamena et cerné le palais présidentiel. Au soir du 3 février, ils commençaient à être repoussé. Selon certains rumeurs, des soldats français qui géraient les services d’écoute auraient eu des informations comme quoi les rebelles avaient appelé trois leaders de l’opposition, qui ont tous les trois été arrêtés. Ibni a sans doute été tué avant que l’émotion internationale n’exerce une pression sur le régime de N’Djamena. Les deux autres leaders ont été libérés, l’un dans une caserne, l’autre, de façon rocambolesque, dans un cimetière« .
« La France aura du mal à critiquer Deby qui la soutient au Mali »
« Avec les combats en cours au Mali, notre combat contre l’impunité va être un peu difficile« , prévoit le chercheur d’Amnesty International. « La France aura du mal à critiquer le président Deby qui a envoyé 2000 soldats en renfort au côté de ses troupes« .
« Le fils d’Idriss Deby, promu général à 24 ans »
« Il a beaucoup de chances, Deby« , soupire Mohamed-Saleh Ibni-Oumar. « La France n’avait pas besoin de son aide. Mais il a fait croire qu’il était très utile. La logistique va être payé par d’autres. Il a envoyé son fils de 24 ans, promu général en janvier, pour commander un bataillon. Cela va lui permettre de se familiariser avec les autres officiers ouest-africains et français, de se socialiser avec ces élites. Dans sa famille, on néglige l’école et les études mais on compte sur la ténacité au combat« .
« Un message de paix, non-violent et laïque »
« Mon père, c’était une autre image du Tchad que la passion guerrière », conclut Mohamed-Saleh Ibni-Oumar. « Ils ont brisé un espoir, ils ont voulu faire taire un message de paix, non violent et laïque. Il faut faire la lumière sur son sort pour que l’aube de la liberté et de la démocratie puisse grandir. Aujourd’hui, tout est bloqué mais l’espoir fait vivre. C’est notre destin, c’est notre devoir« .
http://paris-planete.blogs.la-croix.com/au-tchad-ibni-oumar-mahamat-saleh-a-disparu-depuis-5-ans/2013/02/05/